Eté 1962, j'ai bien du mal à me tenir debout. Quand je mets une jambe devant l'autre, elles sont séparées par un écartement anormal. Si je reste immobile, il y a comme un décalage entre le haut et le bas de mon corps.
Mon entourage s'étonne mais que faire ? Les choses sont difficiles pour nous. Delphine et le Tonton sont malades, ma mère s'enferme dans son isolement et sa précarité, mon papy travaille encore sur les chantiers en attendant l'âge de la retraite.
Novembre 1962. Je suis de moins en moins mobile et de plus en plus tordue.
On consulte le médecin.

Il évoque l'éventualité de passer une radio. Pour ce faire, il faut se rendre à la Préfecture distante de trente kilomètres. Comment y aller ? Nous n'avons pas de voiture et personne ne sait conduire. Un voisin se propose. C'est une expédition. Ma mère se ronge les sangs.
Elle n'a pas tort : la radio montre que je suis née avec une malformation sévère du bassin. Il faut m'opérer. Le seul spécialiste se trouve à deux cents kilomètres.

J'ai vingt mois et je pars pour l'hôpital. Pendant deux ans, je vais rester immobilisée et faire de nombreux va-et-vient, entre opérations et plâtres qui maintiennent mes jambes écartelées. C'est le prix à payer pour pouvoir espérer marcher normalement.

C'est la poisse. On n'en sort pas. Comment allons-nous faire avec cette petite fille estropiée en plus de tout le reste, du Tonton qui perd la tête et de Delphine qui s'éteint doucement ?

En 1962, mon père achète une jolie DS dans laquelle il promène sa femme et sa fille.
Il ne me conduira jamais à l'hôpital, ne veillera pas sur moi, ne soutiendra pas ma mère, ne contribuera à aucun des frais supplémentaires qu'engendre cette malformation congénitale que je tiens de lui.