1945.3 - Un été 42

Ce fut à la fin de l’été 42 que tout fut accompli. La mairie jadis tenue par le sieur de Montaigne entendit l’engagement à la face du monde qui n’entendait plus rien dans le bruit des bombes, et l’orgue de Saint-André la bien nommée vint résonner ce bonheur improbable, et on n’avait encore rien vu.

Ils allèrent cacher leurs découvertes dans une ferme du Poitou, le coq n’y aimait pas la pendule qui se chargeait de leur rappeler qu’ils n’avaient que trois semaines, deux semaines, une semaine, bip c’est fini, chacun chez soi maintenant. Un petit mois pas plus avait dit le grand méchant temps qui passe.

Concordance devait rentrer à la capitale, le travail n’y manquait pas et un bon poste dans l’administration permettait de rendre bien des services plus occultes, et Verbehaud devait faire l’année scolaire à Rabat, nouvelle affectation avec l’HP proche, avant une mutation à Paris. Guerre ou pas guerre, la routine. Je ne raconte pas la séparation, je n’ai pas assez de mouchoirs.

Il remonte à Paris, la ligne, les trains, les arrêts, jamais on n’arrivera, mais si, reprise du poste de combat, derrière le lourd bureau de chêne et les piles de dossiers, maquis plus impénétrable que buissons et taillis du Vercors.

Elle est partie à Marseille pour un long voyage, les côtes Espagnoles n’étaient plus sûres et les sous-marins même pas jaunes aimaient faire des cartons sur les bateaux civils, alors Rabat via Marseille, Oran, Oujda, Fez, Rabat.

Cette fois, Verbehaud à son tour fait dans la concordance des temps, et l’Histoire rattrape mon histoire. Elle arrive à Rabat, fraîche mais moulue, le 7 novembre 1942. Les voici qu’aussitôt ils débarquent, les américains, comme s'ils l’avaient attendue, le 8 novembre. Vérifiez vos anti-sèches avant de me taxer d'anti-américaniste primaire : débarquement américain à Rabat le 8 novembre 1942, fermeture immédiate des relations entre métropole et colonies, occupation de nono, et tout ce qui s’ensuit de silence. Elle n’avait pas encore défait sa valise. Il n’y aura plus rien de l’un à l’autre, ni d’elle à lui ni de lui à elle. Deux années de silence de mort.

Ce tournis qui revient, diable au corps et à l’âme, journées de cours machinaux, nuits hébétées. Parfois, pour tuer le diable en elle, se libérer pour toujours du poids qui écrase la poitrine, marcher, marcher, marcher, droit devant elle, au milieu des populations hostiles, des soldats ivres, américains et canadiens, noirs et blancs, red necks et indiens, marcher sur des dizaines de kilomètres de disparition ; on la retrouvera chaque fois saine et sauve et personne ne saura jamais par quel miracle et par quel saint, il faut au moins un archange.

Je passe le temps. Après deux ans et cinq cents lettres, jamais lues, jamais répondues, écrites chacun de son côté, envoyées, et toutes arrivées à la fois, en novembre 1944. Ils les avaient numérotées pour s’y retrouver, sage prudence. Ces lettres n’ont servi à rien sauf à me raconter mon histoire, au moins les lettres qu’ils ont oublié de brûler et que je tiens, là, devant vous, en tremblant un peu. Ils étaient ma mère et mon père.

Je ne sais pas si l’histoire finit bien, mais je sais qu’elle commence. Bientôt ce sera mon tour.

Innombrables sont ceux qui théorisent sur les causes de la deuxième guerre mondiale. Je ne sais rien de ces théories, mais je sais à quoi elle a servi rien qu’à voir le sang sur mes mains.