1945.2 - Revenir.

Elle tournait en bourrique. De n’avoir aucune réponse, puis sachant la débâcle de ne plus rien savoir, s’il avait reçu quoi que ce soit alors qu’elle attendait déjà depuis quatre ans qu’il veuille bien faire concorder son temps avec elle et qu’on sentait que là ce serait plus difficile avec tous ces gens qui jouent avec le feu. Si la réponse existait quelque part, serait-elle bien oui comme elle croyait si fort au début ? Pourquoi le non ne viendrait-il pas tout détruire, la longue hésitation de naguère n’était peut-être qu’un non qui prenait son élan et allait balayer les brèves rencontres du passé, les complicités, et le goût de trop peu. Le doute s’insinue toujours dans les attentes interminables.

Comme on découvre ne pas savoir même ce qu’on attend, le doute se répand comme le sang du taureau sacrifié. Puis une fois la réponse reçue, après une minute de bonheur, le doute, la peur, le tournis reviennent : serait-ce une réponse posthume ? Je la vois bien, la date de la lettre, 10 mai 1940, et nous sommes au printemps 1941. Où est-il passé, monsieur Concordance ?

Comme la mouche affolée, elle se cognait à toutes les vitres de la région, elle débitait son métier machinalement du matin au soir, et ses nuits tournoyaient dans le vide. Autour d’elle, on devenait inquiet. Elle avait sa réputation, Verbehaud, dans le petit monde des enseignants du Maroc, ce qui se voyait n’était pas normal. Encore heureux qu’ils n’aient vu que ce qui se voyait, la folie derrière le front droit était près de tout saccager. Il fallut la soigner, avec des sels de strychnine et de la belladone. Je ne sais pas l’effet de ces médicaments là, mais la mention en-tête de l’ordonnance ne laissait rien présager de bon.

Un beau matin, mais je dis un beau matin sans savoir, était-ce soir ou matin, midi minuit, elle sut : Concordance était revenu. Une visite opportune de la Croix-Rouge au stalag 17B, un reste de souci de faire semblant de la part des geôliers, une maladie destructrice en phase avancée sur le bout du rouleau de Concordance, et le voici avec son bon de sortie dûment signé par toute la germanique hiérarchie. Retour case départ, case capitale, Métro Mairie d’Issy, la maison dans la rue à gauche après le feu.

Nous voici à l’automne de 1941. Tous les verrous ne sont pas verrouillés, et la nouvelle du retour a franchi l’estuaire au phare de Cordouan, longé l’Espagne enfermée déjà dans son garrot, et s’est posée avec les mouettes sur un quai à Rabat, où le téléphone arabe l’apportera à la femme errante. Il ne reste à Verbehaud qu’à faire le chemin inverse, revenir, ce qui est un peu plus qu’une formalité en ces temps agités, contempler encore le phare de Cordouan signal des retours heureux et des départs à tout jamais ; de son côté, Concordance franchira la ligne entre zono et nono en baissant la tête pour ne pas trop être vu sans son ausweis.

Il faudra quelques mois pour y parvenir, aux retrouvailles. Trouvailles, devrais-je écrire, car jamais le bonheur de se tomber dans les bras ne les avaient encore saisi, qui se regardaient en biais sans rien oser. Verbe haut était au moins aussi coincée que Concordance des temps. Ce qui n’aide rien, en ces années d’urgence.