Cela s'est passé durant le 3ème
acte. Ou peut-être le second. La femme s'est mise
à saigner. Brutalement, abondamment. C'était au
temps où les mouchoirs n'étaient pas de papier
mais se pliaient fins et brodés au fond des sacs de dame.
Pourtant des mains se sont tendues et sont venus lui offrir ces
blanches étoffes. Pour tenter d'étancher le sang
qui s'échappait d'elle. Plus que honte elle avait
terriblement peur. Peur que ces litres de sang soient le linceul de
l'enfant qu'elle espérait depuis des années. Elle
a fui le théâtre sans rien connaître de
la fin de l'histoire. Elle savait juste qu'elle avait 37 ans, des
enfants déjà adolescents et qui, depuis des
années, et en dépit des souhaits de leur parents,
étaient restés au nombre de deux.
Elle fût forcée de le constater : le sang avait
coulé abondant et généreux mais son
ventre demeurait plus rond que jamais. Au fil des semaines, il se fit
même exorbité, inquiétant. Alors la
peur la reprit, elle sentait, elle savait que ce
bébé-là ne se présentait
pas comme les premiers.
Sept mois. Sept mois d'aménorrhée
c'était l'âge qu'il fallait à ce
fœtus pour supporter les radiations et autoriser la
première radiographie. A sept mois
d'aménorrhée, pas une semaine de plus, le froid
métal est venu compresser son ventre difforme, venu fouir
ses entrailles et peut-être pouvoir lui dire ce qu'il en
était de ce bébé qui
prospérait quand tous le croyaient disparu !
C'était l'été. Il faisait chaud et
elle transpirait sur le fauteuil en moleskine où elle n'en
finissait plus d'attendre. Et puis quelqu'un est venu, une femme pleine
de componction qui lui a dit que non, on ne lui remettrait pas les
clichés. On les remettrait directement à son
médecin prescripteur. C'est celui-ci aussi qui lui donnerait
les résultats. Non, on ne pouvait rien lui dire aujourd'hui.
Mais la mère s'est levée. Elle s'est
levée de toute sa hauteur. Elle était grande
cette femme-là. Et puis elle avait la voix qui
portait. Qui portait loin. Alors elle fait savoir qu'il ne fallait pas
espérer qu'elle s'en aille avant qu'on lui explique ce qu'il
y avait sur ces radios, sur ce qu'elle portait en elle.
On a pris la mesure de sa colère, de son
inquiétude et de sa peine.
On l'a fait asseoir dans un petit bureau et un médecin est
venu se placer en face d'elle. Il avait la mine grave et le ton
protocolaire de celui qui regrette d'avoir à annoncer une
mauvaise nouvelle. « Madame » lui a -il dit.
« Madame, ce n'est pas un mais deux
bébés que vous attendez. »
Ainsi, et alors qu'elle craignait de ne plus jamais en avoir, la femme
réalisa qu'elle venait, en une seconde, de doubler le nombre
de ses enfants !
Par la suite, elle a toujours affirmé qu'en dépit
de son poids, elle a réellement sauté de joie.
Personnellement, bien caparaçonnée de liquide
amniotique, je ne m'en souviens pas !
* * *
Ma mère, qui n'était pourtant pas avare de ses
souvenirs, ne m'a raconté qu'une seule fois
l'épisode du théâtre. Et en le faisant,
elle avait les yeux encore rempli de cette peur de perdre un enfant. En
une phrase j'ai compris que la peur ne l'avait jamais
quittée. « Peut-être que vous
étiez trois » a-t-elle murmuré.
1966 : 0 — Au théâtre, le sang coule.
samedi 27 janvier 2007. Lien permanent de 19xx à 2006