Si petite, mon univers est fait des grands qui m'entourent, qui m'attirent, qui m'entraînent. Mes souvenirs sont infimes, et lorsque je pense à l'année 1959, une seule chose me vient à l'esprit mais immédiatement : la mort de Gérard Philipe. Impossible que je m'en souvienne en tant qu'évènement pourtant, j'avais un an et demie, dix-huit mois et deux semaines, mais cela a dû marquer mes parents pour que la date s'impose à moi de la sorte. Et pendant de nombreuses années, je le sais, le vingt-cinq novembre était l'occasion de me rappeler cet éternel homme jeune qui va me fasciner par tous ses talents.

Sans aucun doute, la présence des livres d'Anne Philipe, son épouse, sa veuve, dans la bibliothèque du salon, en bonne place, influenceront ma vision et mes souvenirs. Je ne me rappelle pas les avoir lus, et j'ai pourtant dû le faire, je me souviens seulement de leur place, de leur titre, de leur aspect, et des photos de Gérard Philipe, de son histoire, de ses films (probablement tous vus et revus un jour ou l'autre avec délectation), de Jean Vilar et du théâtre, et enfin du Cid, que j'ai étudié beaucoup plus tard, mais en sachant déjà qu'il portait dans mon esprit à jamais le visage de celui qui avait demandé à être enterré dans son costume.

Longtemps aussi j'ai mêlé dans ma mémoire, la beauté simple des traits de Philipe avec celle de ceux de mon frère aîné : je leur trouvais immanquablement un air de ressemblance et je n'en démords pas, même si cela ne résiste pas à un véritable examen morphologique.

Aîné de mon père de quelques années, Gérard Philipe a été très important certainement dans le discours de mes parents. Ils l'admiraient, l'aimaient pour son engagement, partageaient ses valeurs militantes, et appréciaient ses choix politiques et professionnels. C'est sans doute lui qui a été mon premier enseignant à titre posthume.

Les années se sont enfuies, plus vite que je ne l'aurais jamais imaginé. Il ne me reste de Gérard Philipe qu'un vieux trente-trois tours, de petit format, avec le dessin immortalisé de Saint-Exupéry et de son petit Prince. Gravée dans ma mémoire la voix rétro de cet acteur gigantesque, et le texte connu par coeur de ce livre universel. Mais je n'ai même plus de platine branchée pour réécouter cet enregistrement enfoui au creux de mes souvenirs, et c'est peut-être mieux ainsi, cela permet l'évocation d'une année de toute petite enfance, et de ce grand frère imaginaire qui s'est superposé au vrai grand frère, qui lui, a grandi avec moi.