Je n'avais jamais remarqué que Mitterrand avait à peu près la même calvitie que Giscard d'Estaing avant ce 10 mai 1981, à vingt heures pile. Nous étions une bonne quinzaine agglutinés dans l'appartement de ma mère devant l'écran. La télévision (Antenne 2 je crois bien) avait pris l'habitude depuis quelques scrutins d'afficher progressivement l'image de l'élu par lignes horizontales successives en partant du haut. Voyez donc : à un cinquième de l'écran, nous poussions tous le début d'un cri de dépit qui se transforma quelques « centimètres » plus bas une explosion de joie.

J'avais comme d'habitude voté pour celui dont je me sentais le plus proche au premier tour (en l'occurrence, celle, Huguette Bouchardeau, je me suis spécialisée dans les lanternes rouges, j'ai voté pour Taubira en 2002...) et le moins pire au deuxième. Sauf que ce moins-pire-là avait quand même un parfum de vachement-pour. Depuis ma naissance seule la droite avait été au pouvoir, pas d'alternance, pas de cohabitation, rien que du bleu. Bleu roi même, pour notre distingué Valery et ses filles aux prénoms à rallonges.

Alors ce soir-là on a d'abord ouvert le champagne que ma mère avait acheté au-cas-où, puis on s'est retrouvés avec tant d'autres sur le chemin de la Bastoche pour fêter ça. Une manifestation informelle, des milliers de gens qui descendaient dans la rue et se dirigeaient tous vers le point de ralliement symbolique de la contestation parisienne. Les gens aux fenêtres qui hurlaient de joie, d'autres qui bricolaient vite fait une banderole et l'accrochaient à leur balcon. Il y avait des anciens sur les trottoirs qui disaient « ça fait vingt-trois ans que j'attends ça, vingt-trois ans », un autre : « Faut aller détruire cette saloperie de Sacré-Cœur maintenant ! »[1]. Les gars du PC tentaient – avec une certaine réussite je dois dire – de lancer le mot d'ordre : « A la porte Elkabach ! »

« Regarde, quelque chose a changé / L'air semble plus léger / C'est indéfinissable », chanterait Barbara quelques mois plus tard à Pantin. Et c'est exactement ce qu'on ressentait ce soir-là, même si un fond de cynisme – ou de réalisme – nous disait que changement dans la continuité pencherait plus vers la continuité que vers le changement... D'ailleurs il a plu en fin de soirée :)

L'état de grâce fut réel et l'espoir immense, même si aujourd'hui avec le recul de l'histoire on analyse les septennats de Mitterrand comme l'avènement d'un homme avide de pouvoir et quelque peu florentin, il y eut dans les premiers mois l'abolition de la peine de mort[2], la cinquième semaine de congés payés, la retraite à soixante ans, les radios libres, le théâtral mais émouvant pèlerinage au Panthéon...

Je crois que c'est là le seul vote enthousiasmant auquel j'ai participé, il y en eût un autre en 1969 mais je ne votais pas et c'est une autre histoire...

Notes

[1] Cette basilique a été construite à la suite de la Commune de Paris, pour « expier les crimes des communards », autant vous dire que les sacrés Parigots têtes de veaux ne la portent pas dans leur cœur, justement.

[2] 17 septembre 1981. Extrait audio : Demain, grâce à vous... ou l'intégrale en lecture, Robert Badinter devant l'Assemblée nationale.