1984. Ça me fait tout drôle d'être arrivée à 1984. Quand je l'ai lu pour la première fois, 1984 représentait une date très très lointaine. Je serais adulte, presque vieille (en 1984, j'aurai vingt-quatre ans ? houla oui !)

Entre-temps j'ai dévoré tous les rayonnages de science-fiction de mon beau-frère et empli de nombreuses étagères de mes propres acquisitions. Michel Zévaco et la science-fiction sont les deux lectures que j'ai exclusivement partagées avec lui, ma mère et ma sœur y étant parfaitement hermétiques, tout autant qu'aux westerns dont nous nous régalions ensemble. Et cela me ravissait de partager avec lui notre petit domaine rien qu'à nous. Bien entendu, Dom était mon Grand Expert en science-fiction. Et en westerns. Pour Zévaco je l'ai très vite « doublé », il s'était contenté des Pardaillan tandis que je m'étais rapidement mise à écumer les bouquinistes pour en trouver d'inédits au Livre de Poche.

Je vous avertis tout de suite que quand je parle de science-fiction, je parle bien des Brunner, Van Vogt, Herbert, Heinlein, Spinrad, Dick, Sargent, Farmer etc., pas de cette horrible fantasy qui occupe à elle seule 90% des rayonnages actuels des librairies ! De la vraie bonne, pas coupée aux contes de fées, trolls et elfes (beurk), ni les trucs vaguement horror-vampires comme Simmons (quoique l'Echiquier du mal était à peu près potable), ou pire encore King, nan nan nan.

Et ça tombe que 1984 c'est vraiment l'année en terre étrangère pour moi, car je pars avec mon cher et tendre à son instigation pour un retour à la nature (déjà fort tardif, ça se faisait plutôt dix ans avant). Et je vous jure que Malons-et-Elze, sis dans le Gard entre Villefort (Lozère) et Les Vans (Ardèche), c'était plein d'extra-terrestres. Déjà, comme vous pouvez le constater sur le lien ci-dessus, nous sommes arrivés là-bas en plein pic démographique : 98 habitants sur la commune, si si. Et quand on sait que Malons compte deux tiers des habitants et que nous étions à Elze, trois kilomètres à vol d'oiseau, vingt-cinq minutes de chemin de terre à vol de vieille Ami-8 pourrie, la première boulangerie à trois quarts d'heure de route pour les fous du volant, ça vous donne une idée du déracinement que l'aventure constitua pour la Parisienne pure souche que je suis.

Alors, la vie à Elze, c'était, comment dire... un peu spécial. Pas de chauffage, d'ailleurs ça n'aurait pas servi à grand chose puisque pas de fenêtre qui ferme réellement, pas d'eau chaude courante, d'ailleurs pas d'eau courante du tout, pas de chasse à deux vitesses, d'ailleurs pas de toilettes du tout, et tout à l'avenant. Treize mois quand même, la performance mérite d'être saluée. A Elze, il y avait un « natif » – brave homme bourru et picoleur, qui avait découvert que « figurez-vous que l'Allemagne ils ont une lune aussi, je l'ai vue quand j'étais dans leurs usines » – et tout le reste en néo-ruraux, des gratouilleux de guitare (et de poux) artistes méconnus aux éleveurs de chèvres et moutons faméliques, mais entièrement élevés aux ronces naturelles, en passant par Ahmet qui dialoguait directement avec les étoiles en leur chantant des berceuses depuis le pas de sa porte et une potière sud-africaine, son mari et leurs filles que je faisais réviser en sortant de l'école (une heure de trajet en taxi scolaire pour s'y rendre, si la neige ne bloquait pas le chemin), cette famille-là - qui vit aujourd'hui en Australie, et un type qui habitait au bout du village devinrent nos amis.

Le type c'était un drôle de zigoto, un gars à barbe blanche et aux yeux bleus d'une soixantaine d'années, très sévèrement cardiaque, un poumon en moins et la malice à demeure au coin de l'œil. Marcel.

Marcel photographiait ses enveloppes de médicament en macrophoto, les décorait d'impressions de lettres en buis, les passait dans tel ou tel liquide ou pot de peinture « pour en sortir quelque chose de beau ». Marcel s'était bâti un lit haut, très haut sous le plafond, pour qu'il ne reste qu'un seul mètre entre le plafond et lui, parce que « la troisième couchette en haut c'est la plus peinarde, celle où quand je m'y posais je me disais que j'avais une heure ou deux devant moi sans qu'on me tape dessus ». Les repas de fête chez Marcel c'était du chou à la vapeur avec du carvi, parce que putain pendant des mois là-bas il s'était juré qu'en sortant de là il boufferait les feuilles du chou et pas l'eau qui avait servi à les cuire. Et il riait Marcel, il riait de tout, il riait tout le temps : « Sans déconner, vous avez déjà mangé quelque chose de meilleur que des feuilles de chou vous ? » Et nous on disait, et on le pensait vraiment, que non, boudiou, jamais rien de meilleur, jamais ! Marcel disait qu'il avait du bol, parce que son séjour de plusieurs mois en prison avant d'aller à Dachau lui avait fait prendre de la graisse et des réserves. Marcel disait qu'il avait du bol parce que Dachau c'était d'abord un camp de travail et qu'il était gaillard à quinze ans, que le gars au triage avait tiqué sur sa taille, avait hésité (à droite, à gauche, non à droite) et que finalement ce petit costaud lui avait semblé une bonne recrue.

Marcel il disait que c'était nul d'avoir eu la nationalité suisse parce que les nazis (il disait toujours les nazis, jamais les Allemands) avaient eu la trouille à la fin, quand ils sentaient que c'était cuit et qu'ils avaient rendu les prisonniers suisses à la Suisse dans l'espoir de négocier des planques après. Et que du coup le petit Marcel n'avait pas connu la libération des camps, surtout que par mesure sanitaire on les avait placés, lui et ses compatriotes déportés, en quarantaine à l'arrivée au pays. Marcel il lui faudrait une rubrique, ou même tout un blog, rien que pour lui parce que là, en trois phrases honteusement bâclées, j'ai à peine effleuré le personnage, à peine esquissé sa vie.

La vache, qu'est-ce qu'il me manque le Marcel.