Marseille, maternité La Belle de Mai, 12 septembre 1988, 6h10 : c'est un garçon ! On l'a posé dans une bassine un berceau transparent à côté de moi et je le regarde, éberluée. Non, je vous assure, en vrai ça fait pas du tout pareil que comme on se l'imagine et pas du tout pareil non plus que ceux des autres. Mon compagnon, qui prétend pourtant avoir lu Freud et Lacan, a dû le faire trop vite et sauter le passage sur Œdipe : il ne cesse de répéter en regardant le bébé : « Eh ben, même si on le voulait on ne pourrait pas lui faire faire le chemin inverse. »

Ça avait déjà commencé avant la naissance, ça s'amplifie dès les premières visites à la maternité et à la maison. La malédiction des parents, le cauchemar des parturientes, l'enfer des primipares : les bons conseils. Ils viennent en cohortes de bouches pincées, de sourires condescendants, de regards accablés, de livres offerts. Les bons conseils viennent d'où vous les attendez, les grands-parents, oncles et tantes, et d'où vous ne les attendez pas aussi : des voisins avec lesquels vous n'avez jamais parlé, des anciens collègues, bon nombre d'amis.

Arrivée à la naissance vous étiez déjà noyée. Au bout de trois mois de biberon/sein, de dormir sur le côté / dormir à plat ventre / dormir sur le dos, de laisser pleurer / se précipiter, de parler bébé / parler adulte, c'est l'ensevelissement total.

N'en doutez pas, vous êtes une proie et la chasse est ouverte.

Eh oui, vous ne le saviez pas mais vous êtes entourés d'experts qui savent bien mieux que vous ce qu'il faut faire, car ils en ont. Rassurez-vous, eux-mêmes, qui en ont de bien plus grands que les vôtres, en reçoivent toujours, de ses précieux conseils, et vous en entendrez tout le long de votre vie. Car le meilleur domaine de compétences des parents c'est toujours les enfants des autres.

Des experts, en cela ou en d'autres domaines, j'en ai croisés dans ma vie. Ça n'est pas grave, on en croise tous, on en prend on en laisse. Mais sur un terreau « j'ai sûrement tort » ou « je fais tout très mal » la prégnance est évidemment plus forte. J'étais – je suis encore en grande partie – de cette eau-là qui vous fait toujours douter de tout et surtout de vous. Alors, au lieu de fourbir mes armes pour m'en remettre à moi, me construire, je me suis appuyée. J'ai constitué intérieurement depuis toute gosse des sortes de ministères auxquels je plaçais tel ou tel proche à leur tête. Tribunaux serait d'ailleurs plus approprié que ministères car la construction se faisait plutôt en me demandant « que penserait Untel si je faisais ci ou ça ? » et non « que me conseillerait Untel de faire ? » (et évidemment encore moins « je n'ai pas besoin d'Untel pour savoir ce que j'ai à faire »).

Sans rien renier de mes choix ni de mes engagements, force m'est de constater qu'ils ont pour une bonne part été passés à ce crible.

Mais l'arrivée d'un enfant c'est bouleversant. Il y a du mouvement dans les plaques tectoniques des tribunaux. Déjà dans un passé lointain dont vous vous souvenez à peine quelques forts mouvements sismiques vous avaient ébranlée mais vous aviez choisi de les placer hors champ. Sans ministère votre gouvernement courrait à sa perte.

Or il se passe quelque chose. Ça commence par l'un de mes experts maman, ma maman justement, qui bien malgré elle fait ressurgir des souvenirs enfouis : elle parle de Meusa, ou donne des conseils à son propos, et par exemple je me souviens que non, ah non pas ça, pas essaie encore de lui faire boire 20 grammes quand le gosse n'en peut plus parce que mange au moins ta viande... et puis tiens juste ce petit tas de purée... ah si, il faut absolument un dessert c'est important pour équilibrer le repas, mange ! A vingt-huit ans c'est un peu tardif, certes, mais me voilà partie pour ma toute première crise d'adolescence...

Par chance, le nombre d'experts aux avis divergents m'oblige à me passer de leur avis. Je n'étais certainement pas une mère modèle mais je m'en sortais à peu près convenablement[1]. Et ce petit pas-là, assez ridicule en regard de mon âge avancé, en entraîna d'autres pour tous les ministères.

Mais c'est lent : le chantier est toujours en cours.

Notes

[1] Ecrire cette phrase me fait irrésistiblement penser à « Parti de rien, je ne suis arrivé à rien, mais tout seul », de Groucho Marx ;)