Eté 1992. Ce soir nous partons en vacances. Mon compagnon travaille depuis un an dans un journal du matin, ce qui signifie qu'il part de la maison vers 15 heures et ne revient qu'au milieu de la nuit. Nous partirons tout à l'heure à la fin de son service. Pour que nous n'ayions plus qu'à monter dans la voiture à l'heure du départ, je décide l'aller porter les valises dans la voiture qui est garée sur le parking à l'arrière du bâtiment.

Je connais mes deux lascars, surtout la petite, vingt mois et quatre ans, mieux vaut anticiper toute bêtise en mon absence, même brève. Je coupe le gaz et l'eau (l'inondation une fois par an c'est bien assez et comme ça ça sera fait), je ferme les fenêtres de leurs chambres où ils sont occupés à jouer pour qu'ils ne balancent pas leurs jouets sur les passants, je ferme les toilettes de l'extérieur avec un tournevis, je bloque le verrou de la porte palière pour qu'ils ne puissent s'enfermer. Je les chapitre : pas de bagarre, pas d'initiative inventive, je reviens très vite. Ils opinent sagement du bonnet. Le petit voisin du rez-de-chausée, huit ans, relève à peine la tête : il est fort occupé avec l'impressionnante collection de modèles réduits de Meusa. Nickel. Descendre les trois étages direction la voiture, où je charge les bagages. En rebroussant chemin, je lève machinalement les yeux vers la fenêtre de la cuisine.

Marion est installée à quatre pattes sur le rebord de la seule fenêtre que j'ai oublié de fermer, tout sourires. « Coucou Maman ! »

Pourquoi mais pourquoi n'ai-je pas pensé à cette fichue fenêtre et au lave-vaisselle idéalement disposé pour servir de marchepied dessous ? Et que faire maintenant ? Elle fait mine de ne pas entendre mon ordre impérieux de retourner immédiatement à l'intérieur si tu ne veux pas une fessée dont tu te souviendras et se penche pour suivre ma progression vers - et bientôt sous - l'immeuble. Je suis glacée et hésite entre avancer et prendre le risque qu'elle continue de se pencher ou continuer à lui parler jusqu'à ce qu'elle se lasse et quitte son point d'observation.

La petite voix de Meusa balaie toute tergiversation : « Maman, dépêche-toi, je lui tiens la jambe, mais elle gigote ! »

Linford Christie et ses misérables 9,87 de la semaine dernière n'ont qu'à bien se tenir. Prenant mes jambes à mon adrénaline je fonce, grimpe quatre à quatre les escaliers. Chaque pas, le film d'une gamine se dégageant de la faible poigne d'un gamin de quatre ans et tombant, tombant, tombant, se déroule dans ma tête. Je récupère l'énergumène toujours sur son perchoir, la main de Meusa le Philosophe rivée à sa cheville. Sur le tapis du salon, le grand dadais du rez-de-chaussée est passé des voitures de course aux voitures de collection.

Deux mois plus tôt elle se plante au milieu d'une quatre-voies en passant à travers les grilles d'un square. Un mois avant, elle se jette dans le grand bain de la piscine municipale pendant que je suis encore dans les vestiaires. Trois mois plus tard elle avale du dilluant de blanc correcteur. Entre 1992 et 1993, je lui ai sauvé la vie un nombre incalculable de fois. Chaque sortie dans la rue est un pari fou : il faut la tenir par la main sans relâcher la pression une seule seconde. Il ne faut pas la laisser deux minutes seule dans aucune pièce, jamais. Ne s'approcher d'aucun muret donnant sur le vide. Je ne suis plus une maman, je suis son garde du corps. Elle ne brave pas le danger, elle ne le voit pas, elle a un appetit d'ogre de la vie et une folle confiance en son invulnérabilité.

Il y a un truc qui me révoltait avant d'avoir des enfants : les gamins en laisse. Dans l'état d'épuisement qui est le mien au bout d'un an et demi de ce régime, avec leur père dont les horaires ne permettent que le samedi de prendre le relais, je regrette que mes préjugés idéologiques m'interdisent l'usage du harnais, du solide parc. Les balades en poussette, la petite bien arrimée dans le siège, le grand sur le marchepied, sont un repos de l'âme.

Le grand frère a je crois gardé de cette époque l'idée d'une mobilisation générale exclusive autour de cette intruse qui a débarqué dans sa vie auparavant si tranquille. Il ne manque toutefois pas de lui rappeler en cas de conflit qu'il fut son unique sauveur en ce jour d'août 1992.