C’est l’année de la V éme république J’ai un an, toujours pas de souvenir. On me trimbale, j’acquiers le grade de « petit dernier » le voisinage parle volontiers du « petit dernier de la Marthe » (On est en Lorraine, chaque prénom est précédé d’un article). J’ai été trimbalé dans de nombreux endroits, des bribes de tableaux me reviennent, des impressions. Impression de douceur, Maman chante souvent, elle a une belle voix, on me passe des disques. Mon grand frère est pensionnaire au séminaire, je me souviens des visites vaguement, sans doute pas cette année. On va le voir en voiture, c’est un ami de la famille qui nous emmène, il est boulanger, il a une PANHARD break bleue ciel. Ma famille proche est réduite, Papa et Maman n’ont plus ni frère et sœur, l’espace familial sera toujours pour moi une source de confusion, les cousins sont lointains géographiquement et dans la filiation. Je dois me fabriquer une mémoire, je me fixe plus sur les attitudes que sur les personnes, mon père lit et bricole, mes frères passent, maman est partout. Aussi loin que je me souvienne, je n’ai pas conscience d’exister, je me rappelle être spectateur de cette vie qui passe Je ne suis pas sûr que cet état s’estompe avec le temps Mon père a une mobylette, il est ouvrier à l’usine de Pompey. C’est une image qui demeure en moi, encore aujourd’hui, mon père, par tous les temps, arrivant et repartant. Faut dire que l’époque est au social. 60 heures par semaine, ça en fait des allers-retours. C’est le miracle des trente glorieuses. Il y a du boulot, beaucoup de boulot. À Pompey, il y a un petit garage Renault. Mais il y a deux marchands de vélos et mobylettes, il faut ça pour approvisionner en moyen de transport 6000 ouvriers. De très rares voitures passent, celles des ingénieurs de l’usine et celle des soldats américains stationnés à Rosière, à la base aérienne. Pour les autres, c’est vélo ou mobylette. L’année 1958 ne doit pas être différente des autres qui jalonnent le début de ma vie, ce sont les années sans conscience